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Fanny





Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Pourtant je me suis couchée tôt, le plus tôt possible, pour éviter les regards de ma mère et de ma sœur. Elles n’ont pas pu s’empêcher de me demander ce qui se passait. J’ai répondu qu’on s’était engueulés, mais que ce n’était pas grave. Je voyais bien qu’elles me croyaient pas. J’ai réussi à ne pas pleurer. Je me suis couchée, mais je n’ai pas dormi.

Je pensais à Marco, j’étais sûre qu’il était avec cette femme. Je les voyais tous les deux, je les voyais comme jamais je les avais vus auparavant. Un vrai film. Alors j’ai commencé à chialer et je ne me suis plus arrêtée. Je savais que c’était de ma faute, j’étais terrassée par l’énormité de la connerie que j’avais faite. Je ne pouvais en parler à personne, je ne pouvais que pleurer parce que mon amour était parti.

Vers trois heures, je me suis levée, je suis allée à la cuisine, j’ai essayé de trouver un somnifère, des fois ma mère en laisse dans un placard. Je n’ai rien trouvé, alors j’ai pris la bouteille de kirsch qui sert à faire les gâteaux et je m’en suis servi un grand verre. Je l’ai bu et je me suis affalée sur la table de la cuisine. C’est à ce moment que Karine est arrivée.

Je ne voulais pas la voir, ni lui parler. Mais elle m’a rien dit, elle m’a juste prise dans ses bras et serrée très fort. J’ai repleuré de plus belle. On ne s’était pas serrées dans les bras depuis si longtemps… Peut-être qu’on ne s’était jamais serrées dans les bras.

Et puis maman est arrivée. Je ne la voyais pas, j’ai entendu ses claquettes. Je me suis écartée de Karine et je lui ai crié :

— Je sais très bien ce que tu vas me dire !

— Mais je dis rien, elle a répondu. Je dis rien, ma fille.

Elle s’est approchée et m’a prise dans ses bras, m’appuyant contre son ventre. Ça m’a fait du bien, d’être contre le ventre de ma mère.

— Je vois que t’es malheureuse. Je sais ce que c’est… Et moi c’était avec deux gamines.

Ça m’a fait bizarre, on ne parle jamais de ça à la maison, et là ça revenait, tout revenait, mon père qui faisait sa valise, sans un mot, et nous qui le regardions faire. Et lui qui disait rien, et juste le bruit de la porte qui claquait. On s’est regardées, Karine et moi, elle s’est mise à pleurer à son tour, collée de l’autre côté de maman, accrochée à elle.

— Faut pas pleurer, a dit maman, ça sert à rien de pleurer… Et puis tu verras, ça passe.

Je me suis rendu compte qu’elle aussi pleurait, pas fort, deux trois sanglots vite retenus. Elle a pris le verre de kirsch que je n’avais pas fini sur la table et m’a dit :

— Tu crois que c’est malin ? Tu crois que ça va arranger les choses ?

Elle est partie pour le vider dans l’évier, mais elle l’a fini en une seule gorgée sur le chemin. Elle a fait une grimace de dégoût, mais c’est maman, ça, elle ne peut pas gâcher, faut qu’elle finisse, même un demi-verre de kirsch dégueulasse. Karine et moi on s’est regardées et on n’a pas pu s’empêcher de rire à travers nos larmes.

— Ben, tu vois que ça va mieux, a dit maman. Allez. Au lit, maintenant ! Il y a école demain, ou plutôt tout à l’heure.

Elle a claqué dans ses mains, nous sommes retournées nous coucher. Mais je n’ai pas réussi à dormir. Je ne pleurais plus, je réfléchissais.

Le matin, j’étais debout quand maman est partie au travail. Elle m’ajuste demandé si ça allait mieux, j’ai dit oui. Ça l’a rassurée. Karine est sortie à toute pompe de sa chambre. Elle était en retard, comme d’habitude, elle a chopé une banane dans la corbeille, a attrapé ses affaires et est partie en me faisant un petit signe de la main. Je crois que j’ai même eu droit à un sourire. De la part de Karine, c’est exceptionnel.

Je suis restée à traîner en chemise de nuit, puis vers neuf heures, j’ai appelé Rosalie. On s’est parlé longtemps. Ce que je lui ai dit l’a vachement surprise, mais à la fin je crois qu’elle comprenait. Je ne lui ai pas tout dit bien sûr, je lui ai pas parlé des clientes de Marco et de tout le bazar. Ça, je n’en parlerai jamais à personne. Ce dont j’ai parlé à Rosalie, c’était de choses pratiques, d’une décision que j’avais prise. Je ne voulais pas la mettre dans l’embarras, mais je crois que le moment est bien choisi, ça marche pas mal du tout au salon, elle n’aura pas trop de problèmes.

Après je me suis douchée, habillée, je me suis même maquillée, comme si j’allais travailler. Je ne sais pas si j’avais pris la bonne décision, mais je me sentais mieux.

Marco est revenu quand j’étais en train de faire la vaisselle. Il a eu l’air étonné en me voyant. Étonné et gêné. Il ne s’y attendait pas.

— T’es pas allée travailler ?

Je ne lui ai pas répondu. Je l’ai juste regardé. Il n’avait pas l’air triste ni fatigué. Il a dit :

— Je vais prendre des affaires.

J’ai continué à laver les assiettes. Il est allé dans notre chambre. Je l’ai rejoint deux minutes après. Il ne me voyait pas, il me tournait le dos, il remplissait un sac de voyage avec ses vêtements. Ça me déchirait le cœur, de le voir faire ça. À un moment il s’est retourné et il m’a vue. Il avait des chaussettes dans les mains, il a juste marqué un temps, puis il a enfourné les chaussettes dans le sac.

— Je vais arrêter le salon, je lui ai dit.

Là, il s’est arrêté de faire ses bagages.

— Mais c’est complètement ridicule !

— Je vais vendre mes parts à la cousine de Rosalie, elle était intéressée à un moment, puis là, comme ça marche bien…

— Justement ! Il te reste combien pour les traites ? quatre cinq mois à tenir ?… T’inquiète pas, je me démerderai toujours si tu as le moindre problème.

Il s’est remis à plier ses chaussettes comme si c’était le truc le plus important du monde. Il faisait semblant de ne pas comprendre.

— C’est pas un problème de fric ! J’en veux plus, de ce salon ! Je pourrai plus y travailler, c’est ça qui a foutu la merde !

J’ai foncé vers le tiroir où je garde l’argent, j’en ai retiré une liasse, et je l’ai jetée sur le sac.

— Je veux plus y toucher ! Il pue le malheur, ce fric !

Je me suis laissée tomber sur le lit, j’étais épuisée, d’un seul coup, je sentais Marco derrière moi qui ne savait pas quoi faire. Il ne bougeait pas, il ne me prenait pas dans ses bras, rien, il m’a dit d’un air emmerdé :

— Fanny… s’il te plaît.

— S’il te plaît quoi ? J’ai pas le droit d’être malheureuse ?

Il a posé une main sur mon épaule, et là, c’est reparti dans les larmes, j’ai pas pu me retenir. J’étais une vraie fontaine, le mascara me brûlait les yeux, mais je m’en fichais, je l’ai pris dans mes bras, je me suis collée à lui, je l’ai serré à me faire mal.

— Je te demande pardon, Marco… Pardon, pardon, pardon… S’il te plaît… Je te demande pardon…

Il n’a pas bougé, il n’a fait aucun geste.

— On était deux, il a répondu.

— On va repartir autrement, hein, Marco ? T’as plus besoin d’aller en week-end…

Il est resté un instant sans rien dire, puis il s’est écarté de moi, il a dénoué mes bras autour de lui.

— Je pars pas en week-end, Fanny… Je pars tout court.

J’ai réussi à le regarder. Il jouait avec ses chaussettes, les pliant et les dépliant, la tête baissée.

— Tu m’aimes plus ?

— C’est cette vie-là que j’aime plus…

J’ai cru que ça pouvait encore s’arranger. Parce que, moi non plus, je n’aimais pas cette vie-là.

— On pourrait se trouver un studio, avec l’argent qui me restera de mes parts. Je travaillerai chez les autres, j’ai vu qu’ils cherchent des coloristes chez Dessange.

J’ai attendu longtemps qu’il me réponde, mais il ne l’a pas fait. Je le regardais, il n’était plus là, il était déjà avec l’autre. Il a fini par ranger les chaussettes dans le sac et il est allé vérifier dans un autre tiroir qu’il ne restait rien.

— Remarque, t’as raison, t’as trouvé une vraie cliente, là… Une bonne… Elle est amoureuse de toi en plus… T’auras même plus besoin de demander… T’es vraiment dégueulasse !

Il m’a lancé un regard triste, j’ai bien vu qu’il voulait me dire quelque chose, mais il a fait simplement :

— Je veux pas m’engueuler, Fanny !

Mais moi je voulais m’engueuler, je voulais qu’il me dise en face « je t’aime plus, tu me fais chier, tu as été la dernière des salopes et je te quitte ».

— C’est pas la vérité ?… T’aimes pas ça, faire la pute ? !

Là j’ai senti que ça l’atteignait. Il a arrêté de trifouiller dans le tiroir et s’est retourné vers moi :

— Si faire la pute, c’est vivre avec quelqu’un qui vous respecte, qui fait un peu attention à vous, alors oui : j’aime ça, faire la pute !

Et puis il est revenu fermer son sac. J’ai mis ma tête dans mes mains, je voulais pas le voir faire ça, je suis restée recroquevillée sur le lit, je l’ai entendu ouvrir la porte de notre chambre, j’ai écouté ses pas qui s’éloignaient, la porte d’entrée qui claquait. C’étaient exactement les mêmes bruits que j’avais entendus quand mon père s’était tiré.

J’ai relevé la tête et j’ai regardé les tiroirs ouverts, les cintres vides dans le placard, les valises qu’il avait déplacées.

C’est arrivé. Mon amour est parti. J’ai envie de mourir.